Souvent je me suis demandĂ© si la souffrance Ă©tait un mal « nĂ©cessaire » pour prendre conscience de ses propres automatismes, de ses dĂ©nis, de ses complaisances, de ses arrangements avec soi-mĂȘme. Comme si câĂ©tait un passage obligĂ© pour parvenir Ă cet Ă©veil. Le fameux voyage du hĂ©ros ! La plupart des personnes que jâai accompagnĂ©es depuis ces nombreuses annĂ©es partagent cette mĂȘme interrogation. Et pourtant, tout le monde ne parvient pas Ă trouver le « cadeau » offert derriĂšre cette souffrance. Et si nous lâavons trouvĂ©, ce cadeau, cela nâempĂȘche pas de souffrir encore. Peut-ĂȘtre moins fort, moins vite. Nous nous effondrons moins durement, pour finir par ne plus tomber. TrĂ©bucher peut-ĂȘtre encore un peu, parfois.
Cet entretien avec Boris Cyrulnik est trĂšs intĂ©ressant comme tout ce quâil a Ă©crit.
Bonne lecture et bonne réflexion !
Françoise Sax
Entretien publié dans Nouvelles Clés*
Le bonheur et le malheur ne s’opposent pas, mais se complĂštent comme le jour et la nuit. L’inverse de leur indissociable couplage est la mort affective, l’indiffĂ©rence. Attachement et amour ne peuvent se dĂ©velopper que si nous avons connu la souffrance et le retour Ă la sĂ©curitĂ©. La neurologie cognitive n’a qu’une vingtaine d’annĂ©es, et dĂ©jĂ ses dĂ©couvertes se comptent par milliers, dont Boris Cyrulnik vulgarise gĂ©nialement les paradoxes.
Dans la trajectoire de Boris Cyrulnik, il y eut d’abord les livres d’Ă©thologie sur l’affectivitĂ© animale. Puis toute la sĂ©rie humaine sur la rĂ©silience, qui explique comme un enfant maltraitĂ© peut s’en sortir, grĂące au regard de l’autre. Paru fin 2006, De chair et d’Ăąme constitue le premier livre d’une nouvelle sĂ©rie sur l’insĂ©parable unitĂ© de ce qui constitue l’humain. Ce qui est frappant, c’est la prĂ©cision ultrafine de ce que l’imagerie mĂ©dicale est dĂ©sormais capable de nous apprendre sur ce qui se passe en nous Ă chaque seconde, quand nous percevons, pensons, croyons, agissons – et comment cela bouleverse notre vision du monde, en dĂ©cortiquant la genĂšse neuro-relationnelle de nos organes. Quand un singe regarde un autre singe agir, il met en branle les mĂȘmes processus neuronaux que s’il agissait lui-mĂȘme. MĂȘme processus quand il rĂȘve qu’il se trouve dans telle ou telle situation. Chez l’humain, cette imbrication du rĂ©el et de l’imaginaire va au-delĂ du concevable.
Nouvelles ClĂ©s : Ce qui frappe dans votre nouveau livre, c’est ce que vous dites sur le malheur. Il ne s’opposerait pas au bonheur, mais constituerait son indispensable complĂ©ment. C’est leur tandem qui nous rendrait vivants…
Boris Cyrulnik : Toute vie psychique suppose une dualitĂ© bonheur-malheur. PrivĂ© de cet antagonisme, vous avez un Ă©lectroencĂ©phalogramme plat, une absence de vie psychique, autrement dit une mort cĂ©rĂ©brale. Le couple bonheur-malheur fonctionne comme la manivelle en croix que vous utilisez pour changer les roues de votre voiture. D’un cĂŽtĂ© vous tirez vers le haut, de l’autre, vous poussez vers le bas, et un observateur Ă©tourdi pourrait s’imaginer que ces deux gestes sont contradictoires alors qu’ils constituent un seul et mĂȘme mouvement. Il en va de mĂȘme neurologiquement. Dans la partie antĂ©rieure de l’aire singulaire de chacun de nos hĂ©misphĂšres cĂ©rĂ©braux, il existe deux renflements. Si une tumeur, un abcĂšs ou une hĂ©morragie altĂšrent le premier de ces renflements, ou si vous y introduisez une Ă©lectrode, vous allez Ă©prouver des sensations de souffrance, physique et mentale trĂšs aiguĂ«s. Si vous dĂ©placez un tout petit peu l’Ă©lectrode, pour la planter dans le second renflement, vous allez Ă©prouver une euphorie qui peut aller jusqu’Ă l’extase. Le rĂ©el n’a pourtant pas changĂ©. Vous avez juste dĂ©placĂ© l’Ă©lectrode de quelques millimĂštres. Au regard de la neurologie, le bonheur et le malheur ne sont pas extĂ©rieurs au sujet. Ils sont dans le sujet.
- C. : C’est une dĂ©couverte rĂ©cente ?
B. C. :En fait, on le sait depuis les expĂ©riences de James Olds et Peter Milner, en 1954.Ces chercheurs avaient placĂ© des Ă©lectrodes dans le cerveau d’un groupe de rats et montrĂ© que la zone de la douleur jouxtait celle de la jouissance. Par ailleurs, ayant Ă©quipĂ© les rats de telle sorte qu’ils puissent Ă©lectriquement auto stimuler ces zones, ils avaient constatĂ© que les animaux n’arrĂȘtaient pas d’appuyer sur le bouton Ă©lectrifiant la zone du plaisir, sans pouvoir s’arrĂȘter. Au point d’en mourir ! Jouir Ă mort est un phĂ©nomĂšne que l’on trouve aussi dans la nature. S’ils en ont la possibilitĂ©, toutes sortes d’animaux poussent leur recherche du bonheur jusqu’Ă se tuer. Quand les fourmis tombent par exemple sur un certain colĂ©optĂšre dont la sĂ©crĂ©tion lactĂ©e les enivre : elles en oublient leurs tĂąches, vont et viennent en tout sens et la fourmiliĂšre finit en un indescriptible chaos. On pourrait citer les pigeons et les corbeaux qui vont se saouler aux vapeurs de sarments, indiffĂ©rents aux vignes en flammes… - C. : Trop de bonheur conduirait Ă notre perte ?
B. C. :La rĂ©alitĂ© est paradoxale. Placez des gens dans une situation de bonheur total, oĂč tous leurs vĆux sont immĂ©diatement exaucĂ©s, oĂč rien ne vient contrarier leurs moindres dĂ©sirs : ils se retrouvent vite malheureux. à partir d’une certaine dose, tout bonheur devient insoutenable.Par contre, mettez ces mĂȘmes personnes dans un Ă©tat de malheur, elles vont souffrir, mais aussi lutter : « Je vais me battre contre le malheur et le vaincre.» C’est dans la rĂ©sistance au malheur que les humains s’associent, se protĂšgent les uns les autres, construisent des abris, dĂ©couvrent le feu, luttent contre les animaux sauvages… et connaissent finalement le bonheur d’avoir triomphĂ© de leurs peurs.Â
Malheur et bonheur ne sont pas des frĂšres ennemis. Ils sont unis comme les doigts de la main. On le constate aussi dans le rĂȘve, l’utopie, l’espĂ©rance qui sont de grands pourvoyeurs de bonheur. On ne peut espĂ©rer que si l’on se trouve dans le mal-ĂȘtre.Le bonheur de vivre vient de ce que l’on a triomphĂ© du malheur de vivre. J’ai faim. Arrive quelqu’un qui me donne son sein – qu’est-ce que je l’aime ! J’ai peur. VoilĂ quelqu’un qui, par sa force et ses armes, me rassure – qu’est-ce que je l’aime ! Il fait froid. Quelqu’un me rĂ©chauffe avec son corps et sa couverture – qu’est-ce que je l’aime ! C’est le paradoxe de la manivelle en croix : d’un malheur peut surgir un bonheur ; sans malheur, ce serait impossible. - C. :Il y a lĂ une leçon de philosophie naturelle. Accepter la vie, ce serait accepter aussi le malheur, sans lequel il n’y aurait pas de bonheur. Ne pourrions-nous, de mĂȘme, pas aimer si nous n’avions pas souffert ?
B. C. :Exactement. Seule la complĂ©mentaritĂ© entre malheur et bonheur fait que nous pouvons aimer la vie. Des chevaux ailĂ©s tirent l’attelage de l’Ăąme dans des directions opposĂ©es pour le faire pourtant avancer sur un mĂȘme chemin, Ă©crivait dĂ©jĂ Platon dans PhĂšdre. - C. :Ce processus se met-il en place dĂšs la naissance ?
B. C. :C’est mĂȘme de fondement des thĂ©ories de l’attachement. AprĂšs le traumatisme de la naissance, le petit humain dĂ©couvre le malheur. Il ne connaĂźt rien du monde qui l’entoure. Il a froid. Il a faim.. Il a peur. Il souffre. Il se met Ă brailler. Et tout d’un coup, hop ! On le prend dans les bras. On lui parle. On le nourrit. On l’essuie. Il a chaud. Il reconnaĂźt l’odeur et les basses frĂ©quences de la voix de sa mĂšre. Il se dit : « Ouf ! ça va, je suis Ă nouveau tranquille. » Il trouve lĂ un substitut d’utĂ©rus, et c’est le premier nĆud du lien de l’attachement qui va le rendre heureux. Ă l’inverse, imaginons un bĂ©bĂ© qui ne connaĂźtrait aucun malheur, dont l’environnement serait impeccablement organisĂ©Â : tempĂ©rature idĂ©ale, soif de lait aussitĂŽt soulagĂ©e, couches propres dans la seconde, etc. Eh bien, ce bĂ©bĂ© n’aurait aucune raison de s’attacher. - C. : C’est la vieille histoire du « too much »… L’excĂšs nuit toujours ?
B. C. :Oui. Et il en va de mĂȘme pour nous. Vous avez soif, vous buvez un verre d’eau. Quel dĂ©lice ! Mais qu’Ă©prouvez-vous au cinquantiĂšme verre d’eau ? Du dĂ©goĂ»t. C’est un supplice. De mĂȘme, si la mĂšre entourait son enfant trop longtemps, si elle ne le laissait pas seul au bout d’un moment, il se retrouverait prisonnier d’un cocon Ă©touffant et en viendrait Ă Ă©prouver de la douleur. « Si maman ne m’entoure pas, je souffre. Mais si elle m’entoure trop, je souffre aussi. » L’ĂȘtre humain ne peut se construire que dans l’alternance, la respiration bonheur-malheur.Et si cette derniĂšre doit ĂȘtre la plus harmonieuse possible, elle doit Ă©galement suivre un certain rythme. Car, si le bonheur ne peut durer, le malheur non plus…
Si on laisse pleurer le bĂ©bĂ© pendant une heure, ça peut aller ; deux heures, ça devient beaucoup ; au bout de trois heures, ça commence Ă devenir difficile. Arrive un seuil oĂč tout bascule. Le bĂ©bĂ© arrĂȘte de pleurer. Il commence Ă s’Ă©teindre. S’il n’est pas rapidement secouru, son systĂšme nerveux va interrompre son dĂ©veloppement. J’ai Ă©tĂ© l’un des premier Ă dĂ©crire les atrophies cĂ©rĂ©brales liĂ©es Ă une carence affective. Au dĂ©but, bon nombre de neurologues ne m’ont pas cru : « Ce n’est pas possible, vous vous trompez. » Aujourd’hui, de nombreux confrĂšres confirment cette observation, notamment aux Ătats-Unis. Tous les pĂ©diatres qui travaillent dans les pays en guerre ou en misĂšre savent que les enfants abandonnĂ©s ne pleurent pas. Ils attendent la mort en silence. Ils sont morts psychiquement avant de mourir physiquement. Leurs cellules cĂ©rĂ©brales sont les premiĂšres Ă s’Ă©tioler puisqu’elles ne sont plus stimulĂ©es. Puis la base du cerveau arrĂȘte ses sĂ©crĂ©tions hormonales. Et tout le corps dĂ©pĂ©rit. Le contre-exemple existe : mettez un enfant abandonnĂ© atteint de nanisme affectif dans une famille d’accueil, son cerveau va peu Ă peu reprendre son dĂ©veloppement, c’est rigoureusement vĂ©rifiĂ© au scanner. - C. :Vous Ă©voquez souvent l’image d’une « enveloppe affective sensorielle, faite Ă la fois de molĂ©cules que de mots », absolument vitale au dĂ©veloppement de l’enfant. Comme l’a Ă©tĂ© l’enveloppe matricielle de sa mĂšre…
B. C. :Absolument. Chez l’enfant, il y a d’abord une longue pĂ©riode d’intelligence sans parole. L’enfant dĂ©code le monde non par des mots, mais grĂące Ă des images. Puis vient le stade de la parole maĂźtrisĂ©e, vers trois ans. La parole rĂ©citĂ©e, elle, c’est-Ă -dire la capacitĂ© Ă faire un rĂ©cit de soi-mĂȘme, n’arrive qu’Ă sept ans, quand les connexions du lobe prĂ©frontal de l’anticipation se sont connectĂ©es au circuit de la mĂ©moire – sans quoi vous ne seriez pas capable de vous faire une reprĂ©sentation du temps. Or, toute cette maturation neurologique et hormonale ne se fait que si vous avez cette enveloppe affective autour de vous. Une enveloppe qui, donc, respire, avec flux et reflux, inspiration et expiration, diastole et systole. La vie fonctionne ainsi : par contraste. Et nos sens aussi : pour que le concept « bleu » me vienne en tĂȘte, il faut qu’il y ait autre chose que du bleu dans mon champ de vision ; s’il n’y avait que du bleu, je ne pourrais pas le penser. Pour penser le bonheur, il faut qu’il y ait autre chose que du bonheur : le malheur est parfait pour ça. - C. : Autre paradoxe, vous Ă©crivez que la parole a une fonction bien plus affective qu’informative.
B. C. :On se parle pour s’affecter. Par mes mots, je peux modifier votre Ă©tat physique, vous faire pĂąlir, rougir, rire, bailler, hurler. Si je fais des phrases, c’est pour vous convaincre, vous amuser, vous irriter, vous insulter, vous calmer… davantage que pour vous informer. Et il est Ă peu prĂšs impossible de parler longtemps Ă quelqu’un sans affecter ses sentiments. - C. :Vous dites: « Quand je suis face Ă VĂ©ronique, j’ai une certaine chimie intĂ©rieure. Face Ă Marion, c’en est une autre. Je ne suis littĂ©ralement pas le mĂȘme molĂ©culairement. »
B. C. :La prĂ©sence de VĂ©ronique me stimule. Tout ce qu’elle dĂ©gage – qu’elle me communique implicitement par ses formes, son odeur, ses vĂȘtements, ses gestes, sa voix, ses mots – touche quelque chose d’inscrit au fond de ma mĂ©moire neuronale, sans doute depuis l’Ăąge fĆtal. Tout se passe Ă son insu et j’en suis Ă©galement inconscient, mais tout ce qui vient d’elle m’intĂ©resse et m’amuse. Du coup, toutes mes catĂ©cholamines sont stimulĂ©es, condition biologique favorable Ă la mĂ©morisation. Alors que Marion me renvoie, sans s’en rendre compte non plus, toutes sortes de messages qui ne me touchent pas et ne constituent donc pas un Ă©vĂ©nement pour moi. Or, nous ne pouvons pas mettre en mĂ©moire un non-Ă©vĂ©nement. - C. :N’est-ce pas ce qu’en langage courant on appelle avoir des « atomes crochus » ?
B. C. :Si vous voulez. Avec des dosages et des catalyses Ă©tonnants. Les entraĂźneurs d’Ă©quipes sportives le savent bien, qui recrutent certains joueurs plus pour l’ambiance positive qu’ils vont mettre dans l’Ă©quipe que pour leurs qualitĂ©s intrinsĂšques. Ă l’inverse, il m’est arrivĂ© de voir une excellente Ă©quipe de scientifiques lamentablement sombrer dans le spleen, simplement parce qu’on avait recrutĂ© un chercheur qui, par sa seule prĂ©sence, stĂ©rilisait ou inhibait le travail de tous les autres ! On connaĂźt ça en Ă©thologie animale, par exemple chez les chimpanzĂ©s, oĂč l’arrivĂ©e d’un nouvel individu va faire que tous les autres deviennent maladroits, laissent tomber les objets qu’ils tiennent, ratent les branches qu’ils visent : ils sont crispĂ©s, leur chimie intĂ©rieure est dĂ©sĂ©quilibrĂ©e. - C. :N’est-ce pas aussi au sein de cette enveloppe que naĂźt la compassion, quand un animal souffre de ce qui arrive Ă un autre ?
B. C. :Je le pense en effet, mĂȘme si de jeunes confrĂšres normaliens sont en dĂ©saccord avec moi. Vous faites allusion aux « neurones miroir ». Un chimpanzĂ© voit un ĂȘtre signifiant (un congĂ©nĂšre, par exemple, ou un ĂȘtre humain qu’il connaĂźt) s’apprĂȘter Ă manger un aliment qu’il aime (mettons une banane). Automatiquement, il allume la partie de son cerveau qui le prĂ©pare Ă faire le mĂȘme geste, par exemple tendre la main vers la banane. En mĂȘme temps, il stimule son lobe prĂ©frontal pour bloquer ce geste, qui doit rester imaginaire – ce qui fait que le cerveau du chimpanzĂ© qui observe dĂ©pense deux fois plus d’Ă©nergie que celui du chimpanzĂ© qui mange rĂ©ellement !Â
De façon similaire, que je sois homme ou singe, si un personnage signifiant de mon enveloppe affective, quelqu’un que j’aime bien, souffre, je vais allumer la partie antĂ©rieure de mon aire singulaire antĂ©rieure, celle qui dĂ©clenche des sensations de souffrance. Ce n’est pas moi qui souffre, mon organisme est impeccable, pourtant ma zone de souffrance s’allume et dĂ©clenche en moi une sensation de malaise. Alors, que c’est lui qui souffre. Mais je le vois et ça me fait entrer en rĂ©sonance, parce que c’est un personnage signifiant pour moi. Sa souffrance et la mienne sont de nature diffĂ©rentes. Lui, il est blessĂ©, il saigne. Moi, je souffre de la reprĂ©sentation que je me fais de sa souffrance. - C. :Dans son documentaire Shoah,Claude Lanzmann interviewe un paysan polonais qui labourait un champ prĂšs d’Auschwitz. « Alors vous labouriez Ă deux pas des barbelĂ©s, lui demande-t-il, ça ne vous faisait pas mal ? » Et l’autre de s’Ă©tonner : « Pourquoi auriez-vous voulu que ça me fasse mal Ă moi ? Si l’on vous coupe vos doigts, les miens vont bien ! »
B. C. : Cet homme est un pervers, pas au sens sexuel, mais par arrĂȘt d’empathie. Les pervers ont, dans le dĂ©veloppement de leur personnalitĂ©, quelque chose qui s’est dĂ©rĂ©glĂ© dans l’empathie, soit par excĂšs, soit par dĂ©faut. Par dĂ©faut, c’est ce que vous racontez : si vous vous coupez le doigt, c’est vous qui avez mal, pas moi – donc, si l’on brĂ»le des milliers de personnes dans des fours, ce sont eux qui brĂ»lent ; moi, je laboure tranquillement mon champ. Les situations de guerre poussent des masses de gens Ă basculer dans cette pathologie, puisque, si l’on veut gagner la guerre, il faut ignorer l’autre, le chosifier.Â
Ă l’inverse, l’excĂšs d’empathie, c’est Leopold von Sacher-Masoch, dont on a fait l’archĂ©type du masochiste : « Moi, je ne compte pas, je ne suis rien, quasiment mort psychiquement, je ne jouis plus. Mais si le fait de me faire souffrir fait plaisir Ă Wanda, la VĂ©nus au manteau de fourrure, au moins Ă©prouverai-je le plaisir de lui faire plaisir. Elle seule compte. En me maltraitant, en me fouettant, elle me donnera un petit sursaut de vie. » - C. :Et si l’on vit dans une enveloppe sensorielle « positive », peut-on user de son empathie Ă son propre Ă©gard ? Ce serait une façon d’expliquer que l’on puisse volontairement influencer son Ă©tat physique et « reprogrammer » sa santĂ©…
B. C. :Je ne suis pas spĂ©cialiste de la question. Mais il est clair que les ĂȘtres humains peuvent intentionnellement se « recircuiter », c’est-Ă -dire s’entraĂźner Ă fonctionner et à « se reprĂ©senter » autrement. Je pense que la psychothĂ©rapie fonctionne de cette façon… quand ça marche ! Cela dit, je n’utiliserais pas le mot « reprogrammer », parce qu’aujourd’hui, nous savons que personne n’est programmĂ©. MĂȘme gĂ©nĂ©tiquement. L’idĂ©e que nos gĂšnes nous dĂ©terminent a fait long feu.Â
Quelle est la conclusion du fameux « dĂ©cryptage du gĂ©nome humain » ? Vous avez entendu ce silence ! (rire) La conclusion, c’est que nous avons Ă peu prĂšs le mĂȘme gĂ©nome que les vers de terre (il paraĂźt que les vers de terre sont vexĂ©s !) et que nous sommes comme des chimpanzĂ©s Ă plus de 99% ! Il y a donc moins de 1 % de diffĂ©rence entre un chimpanzĂ© et un humain. Mais qui parle de « programme gĂ©nĂ©tique » ? Des journalistes, des psychologues, des psychiatres, jamais des gĂ©nĂ©ticiens ! Attention, je ne nie pas l’existence d’un dĂ©terminant gĂ©nĂ©tique. Lorsque le spermatozoĂŻde de votre pĂšre a pĂ©nĂ©trĂ© l’ovule de votre mĂšre, ça ne pouvait donner qu’un ĂȘtre humain, pas un chat, ni un vĂ©lomoteur. Mais ça n’Ă©tait en rien prĂ©destinĂ© Ă devenir vous !Â
Le dĂ©terminant gĂ©nĂ©tique donne un ĂȘtre humain. Mais pour donner telle personne rĂ©elle, il faut toute la condition humaine, la mĂ©moire, la culture, l’histoire. La moindre variation de l’environnement modifie l’expression des gĂšnes. Mieux : Ă l’intĂ©rieur d’un mĂȘme gĂšne, un morceau de gĂšne sert d’environnement Ă un autre morceau ! Par exemple, vous avez des dĂ©terminants gĂ©nĂ©tiques du diabĂšte, mais sans diabĂšte, parce qu’une autre partie du mĂȘme chromosome du mĂȘme bonhomme induit la sĂ©crĂ©tion d’une insuline empĂȘchant l’expression de la maladie. Autrement dit, l’environnement commence dans le gĂšne lui-mĂȘme ! Nous sommes pĂ©tris par notre milieu autant que par nos gĂšnes. Je crois ainsi que la distinction gĂšne/environnement – c’est-Ă -dire innĂ©/acquis – est purement idĂ©ologique et pas du tout scientifique. Le gĂšne est aussi vital que l’environnement, ils sont insĂ©parables. Nous sommes dĂ©terminĂ©s Ă 100 % par nos gĂšnes et Ă 100% par notre environnement. Scientifiquement, je dois dire que cela redonne du poids Ă la thĂ©orie de Lamarck, jadis pourfendue par Darwin : il n’est pas forcĂ©ment faux de dire que les girafes naissent avec un long cou parce que leurs ancĂȘtres ont beaucoup tirĂ© dessus pour manger en hauteur – alors que l’auteur de L’Ă©volution des espĂšces n’y voyait que le fruit d’un hasard Ă©cologiquement favorable…
LĂ oĂč Darwin continue d’avoir brillamment raison, c’est quand il dit que les espĂšces disparaissent par leur point fort. Les Ă©lans du Canada rĂ©ussissaient Ă se protĂ©ger, grĂące Ă leurs formidables bois, lourds et tranchants, qui Ă©ventraient les loups d’un simple geste de la tĂȘte. Mais les bois sont devenus de plus en plus lourds, Ă tel point que les grands mĂąles ne sont mĂȘme plus parvenus Ă se redresser… et les loups en ont profitĂ© pour apprendre Ă les Ă©gorger ! Le point fort de l’humanitĂ©, par lequel nous sommes clairement menacĂ©s de disparaĂźtre, c’est notre intelligence technologique, dĂ©sormais si puissante qu’elle modifie la biosphĂšre… - C. :Ce qui, si l’on fait preuve d’empathie, nous plonge dans la dĂ©prime. N’est-ce pas pour cela, par sentiment d’impuissance, que tant de gens prennent des antidĂ©presseurs ? Ă ce propos, pourquoi selon vous les Français en consomment-ils tant ?
B. C. :Actuellement, le plus grand consommateur est l’Iran. Mais il faut se mĂ©fier de ces comparaisons, culturellement biaisĂ©es, car chaque pays gĂšre la dĂ©pression Ă sa maniĂšre. Les gens se suicident, somatisent, consomment de la fausse mĂ©decine, passent de faux examens, parce que le problĂšme n’est pas posĂ©. Il est clair que l’on compense par la chimie une dĂ©faillance culturelle. On prend des molĂ©cules pour se sentir moins mal, alors que normalement, c’est la relation humaine qui devrait jouer ce rĂŽle. Relation familiale, amicale, villageoise, professionnelle, confessionnelle, politique, artistique… peu importe. Si nous vivions comme jadis dans des structures affectives, nous n’aurions que rarement besoin de psychotropes et d’antidĂ©presseurs. Mais notre culture a dĂ©truit ça.
Pour bien se porter, il faut participer Ă la vie sociale. Je suis convaincu que c’est fondamental. Ici, dans le Var, il y a beaucoup de retraitĂ©s espagnols, ex-rĂ©fugiĂ©s, rĂ©publicains comme franquistes. Ils prennent des antidĂ©presseurs, comme tout le monde. Mais dĂšs qu’ils vont voir leurs familles en Espagne, ils arrĂȘtent d’en prendre. Pourquoi ? Parce qu’il y a lĂ -bas une vie sociale beaucoup plus intense que chez nous, avec notamment des fĂȘtes incessantes. Quand vous ĂȘtes tout le temps en cuisine, en train de vous maquiller ou de vous entraĂźner pour le lĂącher de taureaux, vous vous couchez Ă trois heures du matin, et vous n’avez plus besoin de psychotropes. Mais dĂšs qu’ils reviennent ici, hop ! ils reprennent des psychotropes. - C. :Pourquoi certains pays, la France en particulier, ont-ils une vitalitĂ© locale si molle ?
B. C. :Norman Sartorius, l’un des directeurs de l’OMS avec qui j’ai travaillĂ©, a dirigĂ© un Ă©norme travail sur ce thĂšme dans plusieurs pays. Sa conclusion est tragique : plus la solidaritĂ© est administrative (sĂ©curitĂ© sociale, RMI, indemnitĂ©s de chĂŽmage, etc), moins elle est affective et moins elle joue son rĂŽle de tranquillisant naturel, qui est la base du sentiment de sĂ©curitĂ©. « Je te connais ; quand je suis avec toi, on se raconte des histoires qui nous sĂ©curisent ; tu as de l’expĂ©rience, je te fais confiance ; tu auras des solutions, parce que je t’attribue un pouvoir. » C’est incontestable : plus la solidaritĂ© est administrative, plus le dĂ©sert affectif se dĂ©veloppe.Â
Si nous ajoutons à ça le fait que l’amĂ©lioration de la technologie s’accompagne partout d’une augmentation de l’isolement, de l’angoisse et des dĂ©pressions, nous nous retrouvons avec un joli casse-tĂȘte. Parce que, bien sĂ»r, il n’est pas question d’arrĂȘter le progrĂšs technologique, ni celui des systĂšmes sociaux de solidaritĂ©. C’est donc Ă chacun de savoir augmenter la communication affective dans sa vie – prendre le temps de cuisiner lentement, de recevoir des amis, de rire en faisant les andouilles… Il faut multiplier les rituels de rencontres, les fĂȘtes de quartiers, les retrouvailles de toutes sortes, les chorales, les associations de pĂ©tanque, les tables d’hĂŽte… DĂšs que vous rencontrez des gens et que vous buvez un verre avec eux, vos fantasmes agressifs baissent. Ăa ne rĂšgle pas tout, mais vous mettez en place un rituel d’interactions affectives qui a un grand effet tranquillisant. C’est juste vital pour l’humanitĂ©.
A lire
–Â De chair et d’Ăąme, Boris Cyrulnik, Ă©d. Odile Jacob.
– La fabuleuse aventure des hommes et des animaux, Boris Cyrulnik, Karine lou Matigon. Ă©d. Le ChĂȘne.
– Les nourritures affectives, Boris Cyrulnik. Ă©d. Odile Jacob.
–Â Le murmure des fantĂŽmes, Boris cyrulnik. Ă©d. Odile Jacob.
*par Patrice van Eersel et Marc de Smedt